La Première Soferet (Scribe) Féminine de France
Entretien avec Ermeline Rachel Vicaire
Un sofer, ou scribe, occupe un rôle sacré et hautement respecté dans la tradition juive, étant chargé de la création méticuleuse de textes saints tels que la Torah, les mezouzot et les tefillin. Ce travail complexe exige non seulement une maîtrise artistique, mais également une profonde dévotion à la loi et à la spiritualité juives, chaque lettre devant répondre à des normes halachiques rigoureuses. Au-delà de son expertise technique, le sofer incarne une connexion profonde avec l’héritage, garantissant que les textes sacrés, centraux à l’identité juive, soient préservés et transmis de génération en génération.
Dans cet entretien, nous avons le privilège d’apprendre d’Ermeline Rachel Vicaire, la première soferet STaM (scribe spécialisée dans les rouleaux de Torah, mezouzot et tefillin) en France. Son parcours, qui l’a menée d’actrice et sculptrice à pionnière de l’art sacré juif, offre une perspective unique sur ce que signifie allier créativité, spiritualité et tradition. À travers ses réponses réfléchies, nous découvrons les détails de sa formation rigoureuse, les défis qu’elle a dû relever en tant que femme dans un domaine traditionnellement dominé par les hommes, ainsi que son lien profond avec ce travail sacré.
Cette conversation revêt une signification particulière pour les Juifs d’aujourd’hui, car elle met en lumière l’évolution de l’inclusivité dans les pratiques juives. Elle montre comment les femmes embrassent des rôles sacrés qui semblaient autrefois inaccessibles. Le travail d’Ermeline illustre comment les communautés juives contemporaines peuvent honorer la tradition tout en s’adaptant aux valeurs modernes d’égalité et de représentation. De plus, son rôle de soferet au sein du mouvement juif libéral en France offre de nouvelles opportunités aux communautés de se connecter à la loi et à la spiritualité juives à travers le prisme de valeurs partagées.
En explorant son histoire, les lecteurs découvriront la beauté et la profondeur du soferout et son importance dans la préservation de l’héritage juif. De la préparation minutieuse des matériaux casher à la discipline spirituelle requise pour écrire chaque mot sacré, Ermeline ouvre une fenêtre sur un art sacré qui continue d’inspirer et d’élever le peuple juif.
Présentation personnelle :
Pouvez-vous nous parler un peu de vous, de votre parcours et de ce qui vous a amenée à poursuivre le rôle unique et sacré de Soferet STaM ?
Après avoir été comédienne et professeur de théâtre, j’ai exercé le métier de libraire pendant de nombreuses années dans une grande enseigne française. Puis, désireuse de revenir à ma première vocation, qui était de devenir sculpteur, j’ai effectué, en 2016, une reconversion professionnelle, avec l’ambition de créer des objets Judaïca en bois sculpté dans mon atelier parisien. C’est en 2017 que le rabbin Pauline Bebe m’a dit que sculpter des boîtiers de Mezouzot était très bien mais que ce qui serait vraiment formidable, ce serait d’écrire également les parchemins que l’on met à l’intérieur en devenant soferet…Elle a ajouté qu’elle pensait que cette activité alliant engagement spirituel, patience et minutie me conviendrait parfaitement…J’y ai beaucoup réfléchi, l’idée a, peu à peu, fait son chemin et je me suis mise en contact avec Jen Taylor Friedman, une soferet célèbre pour avoir été la première femme de l’histoire moderne a avoir écrit un Sefer Torah et qui est passionnée par la transmission de la soferout aux femmes qui lui en font la demande. Ses connaissances et compétences dans ce domaine sont impressionnantes et font d’elle le meilleur professeur qui soit.
Motivation et inspiration :
Qu'est-ce qui vous a inspirée à embrasser ce rôle profondément traditionnel, et qu'est-ce que cela signifie pour vous d’être la première Soferet STaM en France ?
C’est donc le rabbin Pauline Bebe qui m’a fait prendre conscience que cette activité était, elle aussi, accessible aux femmes au sein du judaïsme libéral. Jusque là, j’avoue que je ne m’étais jamais posé la question et que j’avais une vision très “traditionnelle” du sofer : un homme, très pieux avec une barbe, des papillotes et des lunettes sur le bout du nez, penché à longueur de journées sur un morceau de parchemin et atteignant un niveau de sainteté inaccessible au commun des mortels…M'intéresser au travail de Jen Taylor Friedman et entrer en contact avec elle a terminé de me faire comprendre que c’était possible, non seulement pour n’importe quelle femme mais également pour moi !
Mon désir d’un engagement spirituel et actif dans le judaïsme a toujours été important et la soferout m’a permis, à la fois, de me mettre au service de toute la communauté juive libérale et de participer pleinement à la transmission du texte de la Torah.
Je suis fière de compter parmi les rangs de la trentaine de femmes dans le monde qui exercent professionnellement cette activité et être la première femme française à l’avoir fait peut, parfois, être une source de satisfaction car répondre à des interviews est plutôt flatteur pour l’égo !
Plus sérieusement, ce qui, à mes yeux, est aussi très important, c’est qu'au-delà de la considération de genre, il y a enfin, avec moi, une proposition concernant la soferout au sein du judaïsme libéral français et francophone. Avant mon installation en tant que soferet, les communautés devaient faire appel à des soferim orthodoxes or, je pense qu’il est essentiel d’avoir la possibilité de s’adresser à quelqu’un dont on partage les valeurs d’un judaïsme progressiste dans ce domaine.
Formation et défis :
Pouvez-vous nous expliquer votre processus de formation ? Avez-vous rencontré des défis, en particulier en tant que femme dans ce domaine, et comment les avez-vous surmontés ?
Comme je l’ai dit, jusque là, personne n’exerçait cette activité au sein du judaïsme libéral français et, comme la soferout est interdite aux femmes dans les courants orthodoxes et traditionalistes (majoritaires en France), j’ai été obligée de trouver un professeur à l’étranger… Ma formation, en 2018, a donc été un peu compliquée par le fait que Jen Taylor Friedman, vivait, à l’époque, au Canada. Il a donc fallu tout faire à distance. Heureusement, les outils informatiques actuels, les vidéos, les supports de formation créés par mon professeur et les possibilités de séances en visioconférence ont permis que tout se passe au mieux.
On apprend, dans un premier temps, à écrire chaque lettre à la plume tout en apprenant les règles relatives à leur formation. On étudie les règles halakhiques et lorsqu’on se sent prêt, on commence à s’entraîner à écrire une Mezouza. Ce processus prend plusieurs mois. Un travail personnel assidu et de nombreuses heures d’entraînement ont fait le reste pour finir par un examen de certification passé avec succès en juillet 2020. Ensuite, je me suis intéressée aux méthodes de réparation des Sifrei Torah et je les ai étudiées pour pouvoir les mettre en pratique.
Le grand défi en ce qui concerne la formation d’une femme dans ce domaine est, à mon avis, de trouver un professeur ! Mais à partir du moment où j’ai trouvé quelqu’un pour m’aider, les choses se sont déroulées au mieux. L’important étant de ne pas se décourager car l’envie de tout passer par la fenêtre quand on n’y arrive pas est souvent très grande !
Outils et matériaux :
Pouvez-vous décrire les outils et les matériaux que vous utilisez, comme le parchemin, les plumes et l’encre, et pourquoi ils sont significatifs dans cet artisanat sacré ?
Les textes saints, lorsqu’ils ont pour support les objets rituels du judaïsme (Mezouzot, Tefilin et Sefer Torah), doivent être écrits, obligatoirement, sur du parchemin obtenu à partir de peaux d’animaux cashers (ovins, bovins ou caprins) et confectionné expressément à cette intention. Les plumes utilisées pour l’écriture de ces textes doivent, elles aussi, provenir d’un oiseau casher. On utilise généralement des plumes d’oie. En ce qui concerne l’encre, elle doit, elle aussi, être préparée avec intention et ne doit contenir aucun composant qui ne soit pas casher. Elle doit être parfaitement noire et le rester le plus longtemps possible. Les feuilles de parchemin d’un Sefer Torah et les boîtiers des Tefilins doivent être cousus avec du gid. C’est une sorte de fil épais et rigide, constitué de tendons provenant également d’un animal casher.
La plus importante spécificité des matériaux utilisés est, donc, qu’ils doivent impérativement être cashers (c'est-à-dire conformes aux règles alimentaires de la loi juive), en référence au verset du Deutéronome 30:14 : “Tu l’as (la Loi) dans ta bouche et dans ton cœur, pour pouvoir l’observer.” “Dans ta bouche” faisant référence, pour les commentateurs, à la transmission des mots de la Torah d’une part et à l’obligation de respecter les lois alimentaires dictées par celle-ci, d’autre part.
Directives halachiques :
Quelles sont certaines des exigences halachiques (légales juives) les plus complexes que vous devez suivre lors de l’écriture de textes sacrés ? Comment vous assurez-vous que chaque lettre respecte ces normes rigoureuses ?
Tout d’abord, chaque lettre doit être parfaitement formée de façon à être identifiable sans aucune possibilité de confusion entre l’une et une autre. Ainsi, la façon de former chaque lettre est codifiée et doit être apprise. Les espaces entre elles et entre les mots le sont également. Par exemple, l’espace entre les lettres d’un même mot doit être, au minimum, de l’épaisseur d’un cheveu et, à l’inverse, il faut veiller à ne pas trop les écarter pour qu’un mot n’apparaisse pas comme deux mots. L’espace entre deux mots doit être, au minimum, de la largeur d’un yod et pas moins afin que deux mots n’apparaissent pas comme un seul.
Un autre principe veut que chaque lettre soit obligatoirement entourée de parchemin, ce qui implique que les lettres ne se touchent entre elles à aucun moment. Si c’est le cas, c’est tout le texte qui est invalide. Plus le texte est petit, comme sur les parchemins de Mezouzot, et plus ces règles sont périlleuses à respecter !
En cas d’erreur, souvent, on peut réparer, en grattant le parchemin pour effacer la lettre mais si cela implique un Nom divin, tout se complique car, évidemment, on ne peut pas effacer un Nom divin ! Il arrive donc que certaines erreurs ne soient pas réparables et on doit tout recommencer sur un nouveau parchemin !
L’effacement des erreurs par grattage est, lui aussi, réglementé et ne doit pas être pratiqué n’importe comment.
Il existe également une règle, qui s’applique uniquement à la Mezouza et aux Tefilins, qui veut que toutes les lettres soient écrites en suivant l’ordre strict du texte à copier. Ce principe est très contraignant en cas d’erreur. Si je m’aperçois avoir commis une erreur dans un mot après avoir écrit le reste du texte à la suite, je ne peux pas revenir sur la faute, l’effacer et réécrire le mot correctement…
Si on ne respecte pas ces règles importantes, les parchemins sont invalides et il est, donc, primordial de bien les connaître et de les maîtriser. D’autant plus que la plupart de ces principes sont pratiquement impossibles à vérifier à l'œil nu. Tout repose donc sur la confiance dans la compétence et le sérieux du sofer ou de la soferet à qui on s’adresse, c’est pourquoi je m’applique à avoir la plus grande concentration possible pour éviter toute erreur.
Art et spiritualité :
L’écriture de textes sacrés implique à la fois une compétence artistique et une intention spirituelle. Comment équilibrez-vous ces éléments dans votre travail, et que ressentez-vous personnellement pendant ce processus ?
En soferout, écrire joliment le texte n’est pas une obligation halakhique mais on considère que le fait de s’appliquer à avoir une jolie écriture constitue ce qu’on appelle un “hiddour mitsva”, un embellissement de la mitsva. De plus, soigner la beauté de son écriture illustre la volonté du sofer ou de la soferet de mettre dans son travail la plus grande kavanah (intention, concentration) possible. Beauté et intention sont donc intimement liées. Je m’applique, personnellement, à toujours soigner mon écriture.
Dans le cadre de la halakha, chaque mot doit être écrit “lichma” (pour le Nom) et en ayant toujours à l’esprit l’importance et la sainteté de la tâche que l’on est en train d’accomplir. Pour nous aider à cela, chaque mot doit d’ailleurs être prononcé avant d’être écrit. Dans le même esprit, on doit dire une qedoucha (formule de sanctification) particulière à chaque fois que l’on commence l’écriture d’un texte saint ou avant d’écrire l’un des Noms divins.
Pour atteindre le degré de concentration nécessaire, la préparation à ma séance de travail est importante et ressemble à un rituel. Après ma prière du matin qui dure environ 30 minutes et pendant laquelle je pose les Tefilin, j’installe mon matériel sur ma table. Chaque chose a sa place, toujours la même. Je me lave les mains, m'assieds, teste ma plume pour vérifier que tout va bien de son côté et je me mets à écrire, dans le plus grand silence (que je brise en prononçant les mots que j’écris). Je pense alors uniquement à la signification du texte et à la façon dont chaque lettre doit être formée.
Vision d’avenir :
Quels sont vos aspirations pour l’avenir, à la fois pour vous en tant que Soferet et pour le rôle des femmes dans cette tradition sacrée ?
Je viens d’entreprendre l’écriture d’un parchemin de Meguilat Esther, en plus de l’écriture quotidienne de parchemins de Mezouzot et de séances de réparations des Sifrei Torah que me confient les communautés. Ce projet de Meguila me tient particulièrement à cœur et constitue un pas supplémentaire vers, je l’espère, l’écriture de mon premier Sefer Torah…Ce qui est, j’imagine, l’ambition ultime de tous les soferim et soferot !
J’espère également continuer à faire découvrir la soferout aux élèves des Talmudei Torah ou à des adultes pour monter qu’une femme peut tout à fait exercer cette activité et, pourquoi pas, faire naître des vocations…
Je pense qu’au niveau international, le travail des soferot dans des collectifs comme “STaM Scribes” (créé, entre autres, par Jen Taylor Friedman), contribuera encore à promouvoir cette activité auprès des femmes et assurera le rayonnement de celles qui décident de s’y consacrer…
J’espère que vous avez apprécié cet entretien autant que moi. Ce qui m’a le plus marqué, c’est la réflexion d’Ermeline sur le lien profond entre la beauté et l’intention. Ce lien met en lumière un principe puissant de la vie juive : l’idée que dépasser les exigences de base—en apportant un soin, une réflexion et un art supplémentaires à nos actions—peut les élever spirituellement. Écrire avec beauté n’est peut-être pas une obligation halachique, mais en tant que hiddour mitzvah, cela enrichit la mitzvah en y insufflant kavanah (intention) et effort.
Pour nous tous, ce principe nous rappelle—et nous inspire—à aborder nos vies juives avec le même état d’esprit. Que ce soit pour dresser une table de Shabbat, réciter des bénédictions ou accomplir des actes de bonté, s’efforcer de faire ces choses avec beauté et intention les transforme en bien plus que de simples obligations : elles deviennent des expressions de notre lien avec le Divin et de notre désir de sanctifier le quotidien.
Qu’est-ce qui vous a le plus touché dans cet entretien ? Partagez vos réflexions dans les commentaires—je serais ravie de vous lire !
Am Yisrael Chai
Kenden